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    Causerie.

    Lyon, 8 septembre 1896.

    La politique chôme depuis des semaines. Suivant le mot de la chanson : on se ballade bien tranquillement . Et la guerre des partis est remplacée par la guerre des perdreaux. Ces derniers ont sans doute quelque droit à s'en plaindre. Mais à coté des gallinacés persécutés, il y a le brave homme de citoyen qui, lui, est très content qu'on lui fiche un peu la paix avec ces n... d... d... de Chambres — toujours pour emprunter le langage de Xanrol ou de Jules Jouy.

    Cependant la vie renaît dans les cercles gouvernementaux, et aussi l'inquiétude. Non pas qu'on y soulève des questions politiques de nature à causer d'ardentes luttes parlementaires. On y agite des difficultés d'étiquette dont le conseil des ministres est profondément angoissé. M. Protocole — comme disait si drôlement un colonel du camp de Sathonay, lors de la visite de M. Félix Faure, au sous-Mollard qui accompagnait le président, — M. Protocole ne sait plus où humer de la tête. Les plis si bien ordonnés d'habitude de son bel habit brodé en souffrent au point de perdre toute harmonie, et son chapeau à plumes abrite des tempêtes sous un crâne. Et cela à propos du voyage du Czar à Paris.

    Tout ce qu'on a raconté et imprimé, au sujet des troubles qui assiègent l'âme de M. Protocole et des points délicats dont il cherche vainement la solution parmi les traditions des meilleurs chambellans du passé et du présent, ne tiendrait pas en un volume. Depuis quinze jours les journaux en sont pleins. Et on apprendrait que, désespérant d'échafauder comme il le rêve son monument d'étiquette, M. Protocole, semblable à Vatel, s'est passé son épée au travers du corps, que ce déplorable fait-divers nous affligerait sans doute mais ne nous étonnerait nullement...

    La dernière et la plus cruelle de ses déconvenues doit être l'échec d'une de ses idées les plus chères, sur laquelle le Figaro donne des détails que l'histoire retiendra sans doute. Il s'agissait, pour donner plus d'éclat à la réception de l'empereur russe, pour que le Gouvernement français y fût représenté avec une tenue plus noble, d'établir à l'usage du Président de la République et des ministres, un uniforme officiel remplaçant l'habit jugé trop bourgeois. L'idée, raconte notre confrère, était presque réalisée. Pendant huit jours, le personnel d'une grande maison parisienne avait pâli sur les dessins, les gravures, les combinaisons les plus raffinées de l'art tailleuresquc. Et on s'était arrêté à ce chef-d'oeuvre, déjà traduit « en patron » :

    Le chapeau à plumes blanches, insigne du commandement suprême ; l'habit, couleur bleu de France, de forme élégante, rappelant celui des ambassadeurs, avec broderies or, composées de feuilles de chêne, d'acanthe, de laurier et de pensée entrelacées, les armes de France brodées sur le côté. Echarpe blanche brodée, à laquelle était attachée une épée à la poignée richement ciselée. Panlalon avec broderies semblables à celles de l'habit.

    Telle était la tenue du jour.

    Celle du soir n'était modifiée que par la culotte courte en salin blanc, avec souliers vernis à boucles d'argent.

    Nous le répétons, tout était prêt ; M. le président de la République avait reçu, au Havre, tous les dessins, tous les patrons, comme on dit en style de modes, et nous ne jurerions même pas qu'il n'eût déjà essayé l'habit. Par la même occasion, les ministres devaient, eux aussi, revêtir l'uniforme, qui restait d'ailleurs fixe d'après les indications du décret de messidor.

    Hélas ! c'est le conseil des Ministres qui n'a pas voulu ratifier ce costume idéal sur lequel M. Protocole fondait tant d'espoirs. Nous ne verrons pas M. Félix Faure, le chef empanaché, avec de l'or dans le dos et de l'argent aux pieds ! Nous ne verrons pas davantage M. Méline l'épée en verrouil, ni M. Turrel en culotte de satin blanc. C'est grand dommage. Quel superbe numéro pour le cinématographe !

    Plaignons M. Protocole pour ce beau rêve évanoui. Plaignons-le aussi pour ces problèmes d'étiquette qu'on lui impose tous les jours à résoudre et qui préoccupent jusqu'à l'affolement les « hautes sphères » de l'Etat. Ainsi, la distribution des personnages dans les voitures de gala a été l'objet de longs débats, de délibérations ardues, et on ne sait pas trop encore à quelle décision s'arrêter. M. Protocole épanche ses doutes dans les journaux, sur ce point si délicat, et il nous étale ses tergiversations, ses craintes, ses terreurs même, à propos de petits riens qui lui paraissent énormes, de sorte qu'on a cette impression que, dans toute cette affaire, nous sommes bien près de manquer de sang-froid, et pas très loin de devenir ridicules.

    Sans doute l'étiquette a son importance. Elle règle les lois de la politesse des grands ; il convient donc de s'en inspirer. Mais c'est une question de mesure. Ne va-t-on pas perdre la tête parce que le Président ne recevra point le Tzar exactement comme l'a fait l'empereur d'Allemagne ? Et oubliera-t-on plus longtemps que la France est une grande dame d'aussi bonne maison que les augustes hôtes qu'elle attend, que ses titres de noblesse sont les plus beaux du monde, et qu'elle peut marcher, dans n'importe quel cortège, sur le même rang que quiconque ?

    Jusqu'à présent et depuis des siècles, elle sut toujours recevoir avec une grâce souriante et aisée qui ne l'empêcha jamais d'être digne. Qu'on n'aille pas la faire obséquieuse et plate, comme le Bourgeois Gentilhomme recevant le Marquis ! Elle doit porter son bonnet phrygien comme une couronne, car elle n'a pas cessé d'être reine...

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